Interview avec Routes 28, Fondation Colas

« Les machines se posent les mêmes questions que nous. »

Disponible en anglais / also available in English.

Carrefour. Huile sur toile, 150 x 150 cm.

Carrefour. Huile sur toile, 150 x 150 cm.

Pelles mécaniques et autres machines de chantier représentent votre univers pictural. Comment avez-vous eu l’idée de cette thématique ?

Odile Ferron-Verron : Par une rencontre fortuite ! J’ai été, pendant longtemps, attirée par les paysages de friches, de zones industrielles désaffectées, là où la nature reprend ses droits sur une civilisation qui petit à petit s’efface. Et un jour, au détour d’un chantier, je me suis rendu compte que les machines, ces carapaces pensantes, avaient quelque chose à nous dire sur nous-même.

En quoi les machines ont-elles à voir avec nous ?

O. F.-V. : Les machines semblent s’interroger. Elles sont d’une certaine manière une métaphore de l’homme. Je les représente souvent dominées par un ciel d’un bleu implacable, indifférent et sur un sol neutre, désolé : cela traduit bien leur vulnérabilité et leur questionnement sur l’existence. Le godet que j’ai peint pour la Fondation Colas se demande quel chemin il va emprunter dans le paysage infini qui l’entoure. Le champ des possibles est grand.

Familière des chantiers, quel regard portez-vous sur le monde des travaux publics ?

O. F.-V. : J’aime me rendre sur des chantiers car je ne conçois pas de peindre sans observer « mes » machines. Je veux un rendu le plus précis possible, elles doivent être capables de remplir leur fonction, même si je laisse, bien sûr, une part à la création. Pour moi, un chantier est comme un élan, une rencontre. On est happé ! S’ils sont intrigués, au début, les compagnons sont vite fiers du regard bienveillant et respectueux que je porte sur leur univers…

Interview with Routes 28, Colas Foundation

"Machines ask themselves the same questions as us."

Also available in French / disponible en français.

Carrefour. Oil on canvas, 150 x 150 cm.

Carrefour. Oil on canvas, 150 x 150 cm.

You opted to depict excavators and other site machines in your compositions. Where did you get the idea for your theme?

Odile Ferron-Verron: A chance encounter! I had been long since been interested in wastelands, abandoned industrial sites, areas where nature has regained the upper hand over a civilization that is gradually being eroded. And one day, on a detour around a building site, I realized that the machines, these pensive shells, had something to tell us about themselves!

What is the relationship between the machines and us?

O. F.-V.: The machines seem to be asking questions. To a certain extent, they are a metaphor of man. I often depict them beneath a sky of relentless blue, indifferent and on neutral, desolate ground: the setting reflects their vulnerability and their questioning of existence. The bucket I’ve painted for the Colas Foundation is wondering which path it is going to take within the endless landscape surrounding it. The possibilities are endless.

Familiar as you are with job sites, how o you view the public works sector?

O. F.-V.: I love going out to sites because I couldn’t conceive of painting without observing “my” machines. I want to depict them as accurately as possible: hey have to be fit for purpose but, of course, there is still room for a degree of creativity. For me, a job site represents a gathering of momentum, a meeting. You get caught up in it! Although initially intrigued, the people that work on these sites are soon proud of the benevolent and respectful depiction I offer of their universe...

Une fenêtre ouverte

Par Gwladys Le Cuff

Arpents d'Eternité II. Huile sur toile, 162 x 97 cm.

Arpents d'Eternité II. Huile sur toile, 162 x 97 cm.

La peinture est une fenêtre ouverte depuis les chambres d'internat. D'abord, une fuite rêvée depuis l'alignement des lits et des baies ; plus tard, après le choc éprouvé devant un chantier en Mayenne, la mise au point d'un lexique formel permettant la confrontation obsessive et l'apprivoisement de présences étrangères irréductibles. Non que ses compositions s'y résument, Odile Ferron-Verron nourrit désormais le rêve d'une fenêtre donnant sur le chantier naval de Saint-Nazaire, la gare maritime de Cherbourg ou le port industriel du Havre: vraquiers, grues, cales, trémies, balises, chaînes, silos sont érigés par elle en seuls témoins légitimes de l'époque. Peut-être l'Île des morts de Böcklin donnerait une idée du modèle d'après lequel Odile cultive anxieusement ses asphodèles d'acier, chimères machiniques nées du jardin terrestre en perpétuel chantier.

Arrachements sableux obtenus par frottements, moments de peinture concrète donnant parfois l'impression d'un gaufrage, des épaisseurs matérielles viennent une fois vues de près contredire la limpidité apparente de ses toiles. Dans ses recherches où l'unicum sert de contrepoint pour innerver et intensifier les variations des séries, on distingue entre une part formaliste stricte—Structure, Composition en jaune et bleu, Origami...—et la déclinaison construite d'un imaginaire énigmatique—Une Maison bleue, Défi, Mémoire, Offrande, Silhouette... Parmi cet ensemble, les Mains du destin relèvent de l'icône et deviennent échelles célestes par l'insistance sur les degrés des barreaux latéraux. Les bleus monochromes des Arpents d'éternité tendent à l'effacement de toute main humaine, quand, ailleurs, l'incision rigide du trait des structures répétées rejoint la morale rèche d'une charrue obstinément aiguisée jusqu'à atteindre la précision chirurgicale, opérer une greffe plasticienne sur les coeurs triturés par les projets urbanistes.

Le container est le résidu disloqué de la boîte théâtrale du drame bourgeois : unité de mesure des échanges internationaux régis par l'unification de la valeur, il deviendra aussi en peinture une unité compositionnelle produisant les villes au gré de ses empilements arbitraires. Distribution et stockage donnent le ratio étriqué des combinatoires contemporaines, dégradation d'Un jour fait de morceaux mauves, jaunes, bleus, verts et rouges (G. Apollinaire, À travers l'Europe). Des lettres peintes font bégayer, ânonner le visible, invitent à prendre langue par l'amorce poétique. Ryklys, Azoresborg, Alésia sont les noms de nefs nationales errantes, vouées à l'entretien infini dans l'arrêt prolongé à quai jusqu'à la rouille.

Partout la fluidité des surfaces marines travaille la solidité des supports et des ancrages. Un flotteur au pelage moucheté s'anime. Les plis d'une bâche bleue transposent les violents remous aqueux à la matérialité de la toile ; une écluse fermée en expose le châssis ; la pelle griffée du bulldozer concentre les amas impétueux d'une palette. Pour contrarier la perspective d'Oppositions, le sol anti-dérapant d'une rampe d'escalier rénove un motif en grains de riz issu de l'ancienne céramique chinoise. Dans ce marquage du vivant par la Cie des hommes, seule une toile d'araignée tissée par l'ombre portée d'une tour de contrôle indique pour Briese un souffle (breath), un dehors fatidique au labyrinthe du Minotaure.

Carapaces pensantes

Man. Huile sur toile, 130 x 162 cm.

Man. Huile sur toile, 130 x 162 cm.

Les compositions d’Odile Verron-Ferron se saisissent de l’univers formel des outils métalliques pour inventer un espace pictural spéculatif et inquiétant où engins abandonnés et rangs de machines sont pris dans un processus d’étrangeté et deviennent de véritables objets de méditation. Terrains vagues, plaines enneigées, littoraux nordiques et canaux fantomaux, tels sont les lieux imaginés pour mettre en scène les ersatz désarticulés de l’industrie. Au travers des hétérotopies que seraient les zones portuaires ou les vastes chantiers péri-urbains, le peintre traque les signes matériels de nos dysfonctionnements civilisationnels : alignés dans le désert, des générateurs de centrale hydro-électrique évoquent les sarcophages technicisés de quelques cosmonautes en mal d’exploits ; un bras de pelleteuse semble échoué devant une digue de béton comme une embarcation militaire devant un blockhaus ; plaqué contre une palissade moderne d’un bleu impeccable, un outil usé paraît anachronique, en exil, seul rescapé d’un déluge.

De manière récurrente, la machine devient un intercesseur reliant la terre – où s’amasse l’épaisseur picturale – et le ciel – surface purement iconique d’un bleu immatériel. Dressés devant nous en de grandes compositions frontales, ces appareils s’élèvent comme les monuments d’angoisses devenues incorporelles. Un porche de pagode asiatique s’érige majestueusement là où gisait une étrange grille métallique. Devant l’écume verdâtre d’une mer agitée, d’autres jeux d’analogie débrident une foreuse de proue de bateau : couronne de dieu marin ou couronne d’épines, elle devient aussi oursin, corail et tourbillon matriciel emportant l’ensemble de la composition.

Turbines, chaînes, containers, ailerons : la rationalité des objets techniques se laisse excéder par le regard scrutateur et questionnant du traqueur d’âme, qui sait reconnaître dans les rouages d’un moteur naval autant de nouages mentaux dont l’écheveau problématique ne pourra être déroulé que par un travail pictural où l’exactitude descriptive va de pair avec la projection empathique. Ces corps mécaniques isolés, aux tons tantôt criards, tantôt irisés et travaillés par la rouille, aux câbles sectionnés ou pendants à terre, acquièrent la capacité de nous accompagner. Carapaces pensantes, ils pourront se faire organes postiches. La série des robots Silomem, tenus réunis dans l’attente et le désarroi, explore un anthropomorphisme affectueux achevant d’identifier l’homme et la machine. Tout à la fois rosées, lisses, poussiéreuses et irrégulières, les cuirasses cabossées de ces petits orphelins singent notre propre épiderme. Ailleurs, dans Horoscope, les plis voluptueux d’une bâche plastique ficelée savent déployer l’érotique protéiforme d’une soie bleue de corset, resserrée pudiquement autour d’un engrenage de machine comme autour d’un secret ineffable. Ce sont là quelques aperçus des ressorts d’une poétique machinique, parfois proche de la poétique classique des ruines et des vanités, qu’Odile Verron-Ferron n’a de cesse d’approfondir.

Thinking Carapaces

Veille. Huile sur toile, 130 x 162 cm.

Veille. Huile sur toile, 130 x 162 cm.

Odile Ferron-Verron’s compositions capture the formalised universe of industrial machinery in order to invent a conjectural and disturbing pictorial space where derelict engines and rows of mechanical devices are captured in a process of estrangement and become genuine objects of meditation. Waste grounds, snow-covered plains, Nordic shorelines and eerie canalscapes are the places imagined to stage the disarticulated ersatz of industry. Using unorthodox worlds in which docklands or vast building sites on urban outskirts are used metaphorically, the artist tracks down the material signs of dysfunctionality in our civilisation. Arranged in line in the desert, the generators of an hydro-electric power-station evoke the mechanized sarcophagi of cosmonauts once in pursuit of heroic deeds; the arm of a digger appears to have run aground in front of a concrete dam like a military vessel in front of a bunker; forsaken against a modern palisade of perfect blue, a rust-eaten tool seems to belong to another era, as if in exile, the sole survivor of a deluge.

As a recurrent theme, the machine becomes a mediator connecting the earth – on which a thick pictorial substance gathers – to the sky, a pure iconic surface of ethereal blue. Erected in front of us in huge frontal compositions, these machines rise like monuments of incorporeal anxieties. The porch of a pagoda arises majestically where once lay a curious metal portal. Other analogical games allow the bulging bow of a ship to be released out of the murky foam of a rough sea: it becomes a Sea God’s crown, a crown of thorns, but also a sea urchin, a coral and a matrix tumultuous swirl carrying away the whole composition along with it.

Turbines, chains, containers, keels: the rationality of technical objects easily lets itself be overtaken by the scrutinizing and questioning look of the soul hunter who can recognize, in the wheelworks of a boat engine, the many intellectual interlacings of a problematic yarn that can only be unknotted by a pictorial exercise in which descriptive accuracy is commensurate with emphatic projection. Those isolated mechanical bodies, at times painted in gaudy colours, at times iridescent and fashioned by rust, with their cables sectioned or hanging down to the ground, acquire the capacity to instil themselves in our psyche. Thinking carapaces, they can also become spurious organs. United in expectation and disarray, the series of Silomem robots explore an affectionate anthropomorphism ultimately identifying man and machine. At the same time pink-hued and smooth, dusty and irregular, the dented cuirasses of these young orphans mimic our own epidermis. Elsewhere, in Horoscope, the voluptuous folds of a trussed plastic tarpaulin are able to replicate the various distinct and changing erotic forms that the blue silk of a corset can take, modestly fastened around an elaborate piece of machinery as if around an unutterable secret.

These are only glimpses of a poetic devoted to machinery, sometimes close to the classical poetry of ruins and futilities that Odile Ferron-Verron unremittingly seeks to probe.

Un mythe fondateur

Par Gwladys Le Cuff

Empreinte. Huile sur toile, 130 x 162 cm.

Empreinte. Huile sur toile, 130 x 162 cm.

La peinture est chose mentale et la pratique picturale d’Odile Ferron-Verron l’est sur un mode tout particulier. Son formalisme, le soin perfectionniste de ses finitions, la rigueur avec laquelle elle cherche toujours de nouvelles compositions, procèdent d’une attitude introspective fondamentale qui sépare complètement sa démarche du simple relevé méthodique, du simple constat du monde dans son apparition. Pour elle, il s’agit depuis une dizaine d’années, d’articuler dans des dispositifs qui sont autant de topographies de ses inquiétudes, certains objets, machines ou constructions dont elle a fait fortuitement la rencontre lors d’un trajet en voiture ou lors d’une promenade. Comme autant de problèmes qui lui imposeraient de réagir, ces objets sont presque toujours parmi les témoins de l’agitation enfiévrée d’une humanité industrieuse : un château d’eau à l’abandon, la répétition infinie des mêmes verrières d’immeuble, des rangées de tourets dans un chantier où la terre est meurtrie, des voies de chemins de fer désertées, des machines obsolètes gueules béantes à ciel ouvert, voilà le vocabulaire iconique avec lequel elle construit ses images, voilà les acteurs réifiés des drames fossiles dont elle cherche, tel un archéologue, la scénographie.

On croit en effet assister au déroulement d’un mythe fondateur, de quelque gigantomachie où s’affrontent de vieux produits de l’industrie, de vieilles carapaces pensantes. Que ces objets aient perdu leur fonction par leur vétusté ou que ce soit le jeu du peintre de les dessaisir de leur carcan fonctionnel pour les laisser cogiter en roue libre, ils acquièrent par là quelque chose d’une indécision ontologique et d’une insistance fantomatique qui pourraient bien empêcher l’Occident de dormir sur ses deux oreilles. Sa série de bras mécaniques de pelleteuses suspendus comme des épées de Damoclès au- dessus de nos têtes est à cet égard exemplaire.

Ajoutons que ces grandes toiles nous projettent dans un étrange rapport de contemplation – rapport inclusif où nous sommes happés par les paysages, qui nous entraînent à des promenades sans corps, et qui, dans le calme apparent d’un crépuscule d’hiver, d’une moiteur méridionale, ont la mort comme point de fuite. L’exactitude iconique serait, pour Odile Ferron-Verron, la réponse, patiente et obstinée, à l’insistante question qui habite notre désarroi : est-il encore possible de chanter l’ode à la Création ? Son rapport à la nature en devient ambigu, oscille continuellement entre fracture radicale -bleu scrupuleusement abstrait d’un ciel indifférent – et projection empathique -boues colériques, vitalisme criard des feuillages.

L’œil aguerri remarquera parfois dans ses compositions la présence discrète de quelque petit être tapi dans l’ombre, à l’affût, de quelques éléments de storia gardés dans le lointain, mais mieux encore il remarquera la logique constante avec laquelle la recherche se déploie, non pas sans une certaine audace, n’économisant aucune incongruité dans les couleurs, le cadrage, dans l’affleurement de la touche. C’est peut-être d’ailleurs, dans l’œuvre d’Odile Ferron-Verron, cette rigueur obstinée où la déclinaison va de pair avec l’invention qui est le plus susceptible de laisser coi.

L’esthétique de l’étrange

Lyon poche, avril 2009

Ambassade. Huile sur toile, 150 x 150 cm.

Ambassade. Huile sur toile, 150 x 150 cm.

Depuis le milieu du XIXè siècle et la « Révolution industrielle », les peintres, dont Turner, G. Doré, Von Menzel, Monet, Caillebotte, Combet-Descombes, jusqu’à Giorda, ce sont emparés, avant les photographes des « paysages industriels »  en tant que sujets. Hier symboles de la modernité et de l’activité et aujourd’hui des angoisses et du vide d’une fin de civilisation…

Odile Ferron-Verron

Ce peintre expérimenté traque l’esthétique de l’étrange. Plein cadre, plein centre, Odile Ferron-Verron peint des machines énormes, laissées dans la nature, abandonnées ou soigneusement rangées. Ces monstres absurdes attendent peut-être d’attaquer, voire sont déjà en action, en suspension dans le ciel sans tache et d’un bleu intense. Les fonds souvent monochromes, précisent encore cette atmosphère façon « Malville».

La technique est sûre, moderne, plus arrachée qu’un hyperréalisme. La composition, cette façon de faire, les couleurs pures ou, au contraire, abimées, fabriquent une beauté figée, quasi fascinante, qui concentre notre regard et impose une vision inquiétante d’un monde vide d’humains, laissé aux seules machines. Un monde figé comme avant de disparaître.

A la fois vision écologique et métaphysique, cette œuvre affirme une nouvelle fois la Peinture comme un médium jamais fini.

— Stani Chaine

Galerie L’Usine

49-51 route de la Libération, Sainte-Foy-lès-Lyon.